En vieux barbu chauve et révolté du Bounty, je ne vais pas suivre la foule qui classifie les vins comme d’autres trient les lentilles. Je ne vais pas suivre non plus celles ou ceux qui invoquent la religion ou le sexe des anges pour trancher d’épineuses questions œnologiques. Laissons ça à d’autres.
Une fois de plus, je vais prendre la tangente en évoquant – normal, vu mon grand âge – l’abîme au fond duquel nous mène la sournoise dictature du jeunisme, une idée bien ancrée depuis des générations, idée qui fait des ravages au quotidien aussi bien dans le presse écrite qu’audiovisuelle, idée qui se régénère dans nos réseaux dits sociaux, idée bien trop répandue à mes yeux, idée selon laquelle il y aurait des vins de jeunes faits par les jeunes pour les jeunes et des vins de vieux réalisés par des vieux pour eux-mêmes.
Alors ? Alors, j’y vais de ma rage de vieux mec – ayant jadis été jeune – bourgeoisement indiscipliné, rouspéteur patenté, père de deux garçons vieillissants, et donneur de leçons paternalistes. Lisez-moi bien bande de blanc-becs boutonneux. Lorsque j’ai démarré dans le vin et que vous n’étiez pas nés, vous les zozos, les p’tits jeunes, je devais avoir 30 piges. Comme vous peut-être, je n’y connaissais que dalle. Et maintenant que j’en ai plus du double, eh bien mes chers enfants, j’en apprends encore tous les jours. Donc, tout le discours sur « faut éduquer dès l’âge de… », j’en n’ai rien à foutre vu qu’on m’a mis du gros rouge sous le pif et sur la langue dès le berceau et que cela ne veut rien dire puisque jusqu’à la trentaine je ne jurais que par ça. Et même si on m’avait biberonné au Vougeot voire au Margaux, cela ne m’offrirait aucune garantie de savoir bien boire puisque j’en connais qui sont de piètres buveurs en dépit de leur éducation princière. Malgré cette vinasse carminée et ce blanc d’entre-deux-merdes de mon enfance, ce n’est pas ça qui a fait ce que je suis maintenant, un vulgaire poivrot rêveur et fainéant, accessoirement journaliste pinardier qui se targue d’être amoureux du vin. Mais c’est là une autre histoire…
Passons donc et revenons à la dictature du jeune. Pas celle à laquelle vous pensez, mais celle qui, de la bouche de grands professionnels, cavistes et sommeliers en particulier, clament encore et toujours, bien haut et fort : « Vous savez, ce Muscadet, faut le boire sans attendre« , ou « Il est impératif ma bonne dame, que vous serviez ce rosé de Bandol cet été et sans attendre sur une salade niçoise« , ou encore « Savez-vous, cher monsieur, que ce Muscat de Rivesaltes sera au mieux de sa forme si vous le buvez avant la fin de l’année sur une belle pâtisserie » et encore « C’est un Bordeaux voyons, il convient de l’attendre 10 ans au moins ! »
Toutes ces affirmations, bien d’autres encore aussi péremptoires les unes que les autres, sont fausses, archi fausses. Qu’on se le dise une bonne fois pour toutes : elles sont nulles et non avenues ! Les vins à boire jeunes sont souvent bien meilleurs lorsqu’ils sont « vieux » de 3 à 5 années (je dirais « ados« ) et l’inverse aussi est vrai tant certains vins ne méritent pas de vieillir (« pourrir » serait plus juste) au fond de la cave. Quant aux vins de jeunes vignerons prétentieux, ils sont souvent plus rétros dans leur approche que les vins de vieux gaillards enfantant des jus à l’allure presque guillerette. Vous me suivez ?
Dans tous les cas de figures, j’ai découvert depuis belle lurette qu’il ne fallait surtout pas écouter les recommandations des pros (en général) qu’ils soient vieux ou jeunes. Grâce à ma légendaire expérience, j’ai pu apprécier l’extraordinaire profondeur de certains « vieux » blancs, simples Picpoul de Pinet, Corbières ou Minervois, Mâcon, Jura et autres Beaujolais (oui, le Beaujolais c’est aussi un blanc ainsi qu’un rosé) de la même couleur. Quant aux rosés, il m’est arrivé de tomber à la renverse d’étonnement en dégustant des Côtes de Provence âgés de 4 à 5 ans et même plus sur des langues d’oursins ou des gambitas fraîchement pêchées de la baie de Palamos arrosées d’un petit jus poivré et aillé. Avec les rouges, c’est du pareil au même. Ainsi, et pas qu’une fois, j’ai pu saisir la délicate jeunesse d’un Ruchottes-Chambertin, d’un Cornas, d’un Brouilly, d’un Châteaugay ou d’un Chénas que l’on croyait mort de vieillesse, me pâmer d’extase en 2020 face à un foie gras poêlé servi avec un Muscat de Beaumes-de-Venise 1988, appellation que l’on recommande pourtant de boire jeune. Idem avec mon Champagne gentiment dosé, marqué par le pinot-noir de la Montagne de Reims, vin que je garde couché au moins deux ans en cave suite à sa livraison afin d’être certain de pouvoir jouir en paix de toute sa complexité de son acidité atténuée tout en disant merde à ceux qui voudraient me le faire boire dès réception.
Et pour ce qui est de l’âge du capitaine, vous m’excuserez, mais je connais une flopée de vignerons d’un certain âge qui sont encore vaillants de corps et d’esprit, bien plus que ces nombreux jeunes débutants qui croient tout savoir en vinifiant dans un style si vieux qu’il ferait vaciller un pape sur son siège. Et ça, je l’ai appris tout seul ! Nul besoin de se définir jeune ou vieux, l’essentiel étant d’être soi-même. Le vin, lui, il suivra son maître.
Michel Smith
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